Dossier spécial Holons de St Girons dans LE COLPORTEUR N°2 (Septembre 2017), magasine culturel de la communauté de communes du Couserans-Pyrénées.
Holons de St-Girons : Entrer dans les rêves, entre ordre et chaos
Programmeur informatique, dessinateur d’animation, plasticien, performeur, le cheminement artistique d’Aymeric Reumaux est intimement lié à l’avènement des technologies numériques. Il s’intéresse tout particulièrement à la porosité entre espace numérique et espace public. En contrepoint du big data qui nous conduit à subir la virtualisation et le traçage invisible des outils numériques, ses installations invitent à une contamination poétique de l’espace public. Du mapping vidéo (fresque lumineuse ou projection illusionniste) aux sculptures de métal augmentées, de nouveaux formats émergent, ouvrent des espaces de partage, nous reconnectent avec le monde magique ; l’espace public est fécondé, mis en mutation par l’espace du savoir. L’individu est au coeur du dispositif ; chaque proposition nous fait présager d’un urbanisme cognitif qui favorise l’échange et la création, valorise les singularités, redonne la parole et sa juste place à chacun : vitrine de l’intime, square du cœur, cryptoportique de la mémoire, petit bois de la tribu, jardin de l’augmenté, pont aux rêves… Soudain l’intime s’affiche sur la place publique, les rêves émergent sous nos yeux, les façades sont cimaises, les mémoires s’animent et prennent corps.
Comment concevez-vous la création numérique ?
« Pour les résidences de territoire, chaque création est envisagée comme la réactualisation d’une expérience vécue. La première étape consiste à collecter des informations en lien avec le projet : souvenir, événement, questionnement, lot de rêves… Avant d’exploiter cette matière, il faut passer par une phase de virtualisation. Selon Pierre Levy (Qu’est-ce que le virtuel ?) « virtualiser c’est chercher ce qui est en puissance dans une situation et dont la situation actuelle n’est qu’une actualisation possible (ainsi, l’arbre est virtuellement présent dans la graine). L’actualisation apparaît alors comme la solution d’un problème, une solution qui n’était pas contenue à l’avance dans l’énoncé. » Réactualiser, c’est envisager une nouvelle résolution de ce que la situation contenait en puissance. A St Girons, avec Véronik, nous avons travaillé à partir d’une collecte de rêves des habitants. Au Bureau des rêves, ouvert rue du Bourg, nous avons collecté près de 400 rêves, que nous avons mis en commun pour alimenter une boite noire des rêves à partir de laquelle nous avons généré de nouveaux rêves. Véronik a travaillé la trace des rêves dans des ateliers de danse avec les habitants. L’idée était de relier le numérique et le corps et de casser cet a priori selon lequel le numérique ne ferait appel qu’à notre mental. Les rêves peuvent s’incarner, prendre corps. La programmation est partie intégrante du processus de création ; les images finales des rêves ont été créées sur palette graphique via un algorithmique. La palette graphique devient alors capteur de rêves (dreamcatcher). Chaque coup de stylet plonge dans l’informe pour capturer un rêve, offrir une nouvelle composition. Une part d’aléatoire intervient dans la création ; l’algorithme est un acteur à part entière. Nous avons proposé un double format de restitution : lecture performance des rêves (récit, musique et mapping vidéo le 16 juin dernier place de l’église) et tableaux augmentés mêlant image numérique, dessin d’animation et récit de rêves. Les différents tableaux ont été placés dans l’espace public : place de l’église, sur le pont, dans les vitrines des commerçants, chacun était invité à jouer via une application smartphone sa propre partition des rêves. »
Quelles sont les spécificités de votre travail de création ?
« La première réside dans l’articulation entre dessin d’animation et programmation. La seconde, dans la combinaison entre une dimension technologique et une méthode de travail très artisanale : le dessin d’animation à la main, image par image dans la lignée de la technique mise au point par Max Fleischer (1923), la rotoscopie (procédé qui consiste à reproduire image par image, une séquence d’animation à partir d’images filmées). »
Il y a une dimension chaotique dans vos images
« Le chaos est un état qui m’interpelle, comme beaucoup de poètes, d’artistes ou de penseurs. Le chaos est partout dans la nature ; il fait partie intégrante de nous. Arthur Koestler dans son livre Le fantôme dans la machine propose une définition du monde à partir d’une structure hiérarchique simple ; il fait émerger la notion de holon, à la fois un tout et la partie d’un autre tout plus grand que lui ; ainsi l’atome est un tout organisé et fait partie d’une molécule qui elle-même est un tout et fait partie d’une cellule, etc. jusqu’au multivers composé de tous les univers. Les humains, les sociétés, sont des holons de niveau intermédiaire. Une des caractéristiques du holon est qu’il trouve son équilibre entre ordre et chaos. Holon, c’est également le nom que j’ai donné à mes personnages d’animation et aux différents projets sur lesquels je travaille depuis plusieurs années. J’aime travailler sur cet équilibre entre ordre et chaos. »
L’enchevêtrement des figures évoque aussi les traces pariétales laissées au fond des grottes. « J’aime envisager le ‘mapping’ vidéo sous la forme d’un art pariétal ; j’aime beaucoup cette hypothèse de Jean Clottes selon qui « malgré leur réalisme, les panneaux ornés n’étaient pas le résultat d’une simple accumulation d’images ; ils allaient bien au-delà et constituaient de véritables passages vers le monde des esprits, […] » (Les chamanes de la préhistoire). Dans les deux cas, une combinaison de dessins en lien étroit avec la surface de restitution permet d’immerger le spectateur dans un monde magique. Il y a une dimension animiste ici aussi, la paroi devient vivante.
La révolution numérique marque une rupture anthropologique décisive par la reconfiguration de notre rapport au temps, à l’espace et aux autres. Je fais partie de cette génération de transition : la dernière à avoir grandi sans Internet. Le changement est tellement rapide et radical qu’on peut facilement imaginer qu’en quelques générations, l’homme et la société auront tant changé, muté, que notre génération semblera aussi éloignée et insondable que peut l’être pour nous l’homme de Cro-Magnon. Dans ce contexte, j’aime l’idée de composer avec la trace archéologique. Dans le dessin d’animation, je reconstitue le mouvement par une succession d’images immobiles. À l’inverse, pour produire ces traces, je compose avec la somme des dessins, décomposés, fixés, amalgamés ; le temps devient matériau à sculpter : fragmenter le mouvement, ratiner le temps sur lui-même pour capturer une empreinte, une posture précaire volée à l’inéluctable écoulement du temps. » Telle une peinture rupestre, cette empreinte numérique marque le sceau d’un monde déjà révolu : révolution numérique, intelligence collective, expérimentations génétiques, transhumanisme, altération géologique… les mutations sont partout, l’humain est en suspend dans ce monde en métamorphose. Les Holons de St-Girons poursuivent leur existence dans vos lieux culturels ; grâce à vos smartphones, ils se partagent…
Colporteur N°2- Sept. Oct. Nov. 2017 – Communauté de Communes du Couserans-Pyrénées